Levé de soleil sur la ville de Narbonne

Le pont des Marchands

Le pont des Marchands à Narbonne : Un Témoin Millénaire Entre Histoire et Modernité

Le pont des Marchands de Narbonne constitue l’un des témoignages architecturaux les plus remarquables de France, mêlant héritage romain et évolution urbaine médiévale. Cette structure unique, qui traverse le canal de la Robine au cœur de la cité audoise, représente bien plus qu’un simple ouvrage d’art : elle incarne deux millénaires d’histoire et demeure aujourd’hui l’un des deux derniers ponts habités de France aux côtés de celui de Landerneau en Bretagne. Véritable « carte postale » de Narbonne, ce pont-rue fait actuellement l’objet d’un ambitieux plan de sauvetage estimé entre 20 et 25 millions d’euros pour préserver ce patrimoine exceptionnel menacé par le temps.

Sommaire
    Vue du pont des marchands à Narbonne traversant le canal de la Robine avec ses maisons colorées

    Les Origines Romaines : Le Pons Vetus sur l’Atax

    Un Pont Stratégique de la Via Domitia

    L’histoire du pont des Marchands débute au Ier siècle avant J.-C., lorsque les ingénieurs romains édifient ce qui sera appelé le Pons Vetus (« vieux pont ») pour permettre à la Via Domitia de franchir l’Atax, ancien nom de l’Aude. Cette voie stratégique, créée à partir de 118 avant J.-C. par le général romain Cneus Domitius Ahenobarbus, constituait la première route construite par Rome en Gaule et reliait l’Italie à l’Espagne en passant par Narbonne, alors capitale de la Gaule transalpine.

    Le pont romain original impressionnait par ses dimensions et sa conception technique. Composé de six ou sept arches selon les historiens, il s’étendait sur une largeur considérable qui témoigne de l’importance du fleuve Atax à cette époque. Les légions romaines empruntaient quotidiennement cet ouvrage, et leurs pas cadencés résonnaient sur les pavés de cette artère majeure qui suivait le tracé de l’ancien cardo maximus de Narbo Martius.

    Une Architecture Romaine Remarquablement Conservée

    La structure romaine du pont demeure remarquablement bien préservée, bien qu’elle soit aujourd’hui largement dissimulée dans le bâti environnant. Les six ou sept arches originelles et leurs rampes d’accès sont aujourd’hui noyées dans les fondations des maisons qui surmontent le pont depuis l’époque médiévale, servant désormais de caves aux habitations. Cette conservation exceptionnelle s’explique par la solidité de la construction romaine, réalisée en maçonnerie de pierre selon les techniques de l’époque.

    Les fouilles archéologiques menées en 2008 à l’emplacement de l’ancien magasin de chaussures Gagnoud ont révélé des éléments cruciaux de cette architecture antique. Placé sur la sixième pile du pont, cet emplacement avait notamment servi à accueillir des moulins à blé jusqu’au XIVe siècle, témoignant de l’utilisation continue de la structure au fil des siècles. Ces investigations ont également mis au jour une partie d’une septième arche, confirmant les hypothèses sur l’ampleur originelle de l’ouvrage.

    La Transformation Médiévale : D’un Pont à une Rue

    La Reconstruction du XIIe Siècle

    Au XIIe siècle, une phase majeure de reconstruction transforme l’ouvrage romain. Ce nouveau pont, édifié sur les fondations antiques, remplace définitivement l’ancien pont romain et s’adapte aux nouvelles réalités géographiques et urbaines de la ville médiévale. Cette période correspond à un renouveau architectural européen où les techniques de construction des ponts évoluent, intégrant les innovations de l’art gothique naissant.

    La reconstruction médiévale s’inscrit dans un mouvement plus large de développement des infrastructures de transport en Europe occidentale. Comme l’indiquent les chroniques, ce n’est qu’au XIe siècle que marchands et moines se mirent à construire des ponts, essentiellement pour établir des itinéraires sûrs vers les lieux de pèlerinage ou pour relier monastères et châteaux. Le pont de Narbonne participe de cette dynamique, facilitant les échanges commerciaux entre les quartiers de la Cité (rive gauche) et du Bourg (rive droite).

    L’Émergence d’un Pont Habité aux XIVe et XVe Siècles

    La véritable révolution architecturale et urbaine survient aux XIVe et XVe siècles, lorsque les premières constructions commencent à s’élever sur le pont lui-même. Cette évolution s’explique par plusieurs facteurs caractéristiques de l’urbanisme médiéval tardif. Les villes étant limitées par leurs enceintes fortifiées, chaque mètre carré gagné représentait un enjeu économique considérable. De plus, le pont constituait un point de passage obligé, offrant aux commerçants un emplacement stratégique pour leurs activités.

    Les maisons sont construites sur des arcs-diaphragmes qui doublent la largeur initiale du pont, créant une structure complexe mêlant l’ancien ouvrage romain et les nouvelles constructions médiévales. Cette technique architecturale, courante à l’époque, permet de supporter le poids des bâtiments tout en préservant la fonction de passage du pont. Les vingt-sept bâtiments privés qui s’élèvent alors transforment progressivement le pont en une véritable rue marchande, donnant naissance à ce qui deviendra la principale artère commerçante de Narbonne.

    Architecture de l'arche romaine du pont des marchands de Narbonne sur le canal de la Robine

    L’Évolution Hydrogéographique : De l’Atax au Canal de la Robine

    Le Détournement de l’Aude et ses Conséquences

    L’histoire du pont des Marchands est indissociable de l’évolution du cours de l’Aude, qui connaît des transformations majeures entre l’Antiquité tardive et le Moyen Âge. L’Atax des Romains, qui coulait à travers la ville et sous les sept arches du pont, subit un brutal changement de cours à partir du XIVe siècle, trouvant son débouché plus au nord vers l’étang de Vendres.

    Cette modification hydrographique naturelle transforme l’ancien lit du fleuve en un simple canal, que l’on nomme désormais la Robine (du mot occitan roubine signifiant « canal »). Ce nouveau cours d’eau, moins profond et moins puissant que l’Aude originelle, ne permet plus la navigation et sert principalement à alimenter en eau les fontaines et moulins de la ville de Narbonne.

    L’Aménagement du Canal de la Robine au XVIIe Siècle

    La situation change radicalement au XVIIe siècle avec le succès commercial du canal du Midi. En 1686, sous l’impulsion de Vauban et de son ingénieur Niquet, il est décidé d’aménager la Robine pour la rendre navigable et relier ainsi Narbonne au prestigieux canal royal du Languedoc. Cette entreprise ambitieuse vise à redonner à Narbonne son statut de port majeur et à enrayer le déclin économique de la cité.

    Les travaux de canalisation au XVIIIe siècle modifient considérablement l’aspect du pont des Marchands. Cinq des six arches romaines sont alors remblayées, ne laissant visible qu’une seule arche centrale. L’édification d’une écluse en aval rehausse le niveau de l’eau de plusieurs mètres, masquant davantage la perception des piles de l’arche subsistante. Cette transformation confère au pont son aspect actuel, où une unique arche supporte l’ensemble de la rue marchande.

    L’Identité Commerciale : Une Rue Marchande Unique en France

    Le Développement de l’Activité Commerciale

    Dès le XIVe siècle, le pont des Marchands développe une intense activité commerciale qui lui vaut son nom définitif, mentionné pour la première fois en 1576. Les boutiques qui longeaient initialement le canal de la Robine se regroupent d’abord autour de ce point de passage stratégique, puis s’installent directement sur l’édifice lui-même. Cette concentration commerciale fait du pont le premier lieu de commerce de la ville, plusieurs siècles avant la construction des Halles de Narbonne.

    Au début du XVe siècle, Narbonne connaît une activité maritime et commerciale particulièrement dynamique, comme l’attestent les comptes du droit de robinage conservés pour la période 1402-1406. Ces documents révèlent un trafic portuaire régulier avec 340 bateaux en 33 mois, soit une dizaine par mois en moyenne, transportant des marchandises variées entre Toulouse, Barcelone et Marseille. Le pont des Marchands, artère vitale de cette circulation, voit passer les marchands transportant pastel, blé, sel et autres denrées.

    Une Architecture Commerciale Adaptée

    L’architecture unique du pont des Marchands s’adapte parfaitement aux besoins du commerce médiéval et moderne. Les trente boutiques environ qui bordent aujourd’hui la rue constituent l’héritage direct de cette vocation marchande séculaire. L’espace commercial s’organise sur deux niveaux : les anciennes arches romaines servent de caves et d’entrepôts, tandis que les constructions médiévales abritent les boutiques et les habitations.

    Cette disposition architecturale, rare en Europe, place Narbonne dans le cercle très restreint des villes possédant un pont habité. Contrairement au célèbre Ponte Vecchio de Florence, le pont des Marchands conserve une fonction résidentielle active avec des appartements occupés au-dessus des commerces, créant une véritable micro-société urbaine au-dessus des eaux du canal.

    travaux rue pont des marchands

    Les Défis Contemporains : Préservation et Sauvegarde

    Une Situation d’Urgence Patrimoniale

    Au XXIe siècle, le pont des Marchands fait face à des défis structurels majeurs qui menacent son existence même. L’état de délabrement avancé de certains bâtiments privés, aggravé par le poids des constructions accumulées au fil des siècles, a conduit à une situation d’urgence patrimoniale sans précédent. En mai 2023, un collège d’experts du tribunal administratif de Montpellier a conclu à la dangerosité de l’ouvrage et au risque pour les occupants et les passants.

    Cette décision dramatique a entraîné la fermeture temporaire de la rue du pont des Marchands, privant Narbonne de son artère commerciale principale et de l’un de ses sites touristiques les plus emblématiques. Sept immeubles présentant des désordres structurels majeurs ont été évacués, leurs occupants et commerçants contraints de trouver des solutions de relogement temporaire.

    Le Plan de Sauvetage Exceptionnel

    Face à cette crise patrimoniale, la Ville de Narbonne et le Grand Narbonne, accompagnés par l’État, ont élaboré un plan de sauvetage inédit d’une ampleur exceptionnelle. Ce programme, estimé entre 20 et 25 millions d’euros, prévoit une réappropriation du pont par la puissance publique, les collectivités devenant propriétaires de l’ensemble du bâti pour coordonner une rénovation globale.

    Les travaux d’urgence menés en 2023 pour un montant d’un million d’euros ont permis de stabiliser temporairement la structure et de rouvrir la circulation piétonne en décembre 2023. Cependant, ces mesures provisoires ne résolvent pas la source des désordres liés au délabrement des bâtiments privés. Le plan définitif prévoit l’acquisition, par accord amiable ou expropriation si nécessaire, des immeubles de la partie centrale du pont pour septembre 2025, préalablement au lancement des travaux définitifs.

    Un Enjeu Technique et Juridique Complexe

    La complexité technique du projet de réhabilitation découle de la superposition historique des structures et des multiples phases de construction. Les différentes étapes d’édification du pont doublement millénaire, la diversité des matériaux utilisés, le nombre de propriétaires concernés et la destination hétérogène du bâti donnent une dimension inédite à la conduite de ce chantier.

    Sur le plan juridique, le projet bénéficie des dispositions de la nouvelle loi contre l’habitat dégradé d’avril 2023, qui permet de lever de nombreux freins juridiques et financiers à l’intervention publique. Cette législation facilite les procédures d’acquisition foncière et d’expropriation nécessaires à la réalisation d’un projet de cette envergure dans un contexte patrimonial aussi sensible.

    Le Pont des Marchands dans l’Identité Narbonnaise

    Un Symbole Architectural et Culturel

    Le pont des Marchands transcende sa fonction d’ouvrage d’art pour devenir un symbole identitaire fort de la ville de Narbonne. Pour les habitants, il ne s’agit pas simplement d’un monument historique mais d’un lieu de vie quotidienne, connu familièrement sous le nom de « rue du pont ». Cette appropriation populaire témoigne de l’intégration réussie du patrimoine antique dans l’urbanisme contemporain.

    L’ouvrage constitue également un point de repère touristique majeur, particulièrement photogénique depuis la passerelle des Barques qui offre une vue privilégiée sur l’arche unique enjambant le canal de la Robine. Cette perspective, devenue emblématique de Narbonne, illustre parfaitement la synthèse réussie entre héritage romain, architecture médiévale et aménagements modernes du canal.

    Un Enjeu Économique et Patrimonial

    Au-delà de sa valeur historique et culturelle, le pont des Marchands représente un enjeu économique considérable pour Narbonne. Cette artère piétonnière concentre une part importante de l’activité commerciale du centre-ville et constitue un facteur d’attractivité touristique non négligeable. Sa fermeture temporaire en 2023 a eu des répercussions directes sur l’économie locale, nécessitant la mise en place d’aides spécifiques aux commerçants impactés.

    L’investissement de 20 à 25 millions d’euros prévu pour sa réhabilitation, dont 70 à 80% seront couverts par des financements publics selon la municipalité, témoigne de l’importance accordée à ce patrimoine exceptionnel. Cette mobilisation financière sans précédent illustre la volonté de préserver l’un des derniers témoins de l’architecture des ponts habités en Europe, plaçant Narbonne au rang des villes européennes ayant su concilier préservation patrimoniale et développement urbain.

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    e pont des Marchands de Narbonne demeure aujourd'hui un témoin exceptionnel de l'évolution urbaine européenne, mêlant harmonieusement héritage romain, architecture médiévale et vitalité commerciale contemporaine. Cette structure unique, l'un des deux derniers ponts habités de France, illustre parfaitement la capacité d'adaptation et de résilience du patrimoine architectural face aux transformations historiques. Malgré les défis considérables posés par sa préservation, l'ambitieux plan de sauvetage engagé témoigne de la détermination collective à transmettre aux générations futures ce joyau patrimonial qui incarne, depuis plus de deux millénaires, l'identité et l'histoire de la cité narbonnaise. La réussite de cette entreprise de sauvegarde constituera non seulement une victoire pour la préservation du patrimoine français, mais aussi un exemple exemplaire de la valorisation du patrimoine urbain historique dans l'Europe du XXIe siècle.

    À retenir

    Le pont des Marchands de Narbonne est un monument exceptionnel qui mérite une place de choix dans tout guide touristique de la région. Voici les points essentiels à retenir :

    Un patrimoine unique en France : Avec le pont de Rohan à Landerneau, le pont des Marchands est l’un des deux seuls ponts habités encore en activité en France. Cette rareté en fait un site d’intérêt national incontournable.

    2000 ans d’histoire continue : Construit à l’origine au Ier siècle avant J.-C. par les Romains sur la Via Domitia, reconstruit au XIIe siècle, puis transformé en rue marchande aux XIVe-XVe siècles, le pont témoigne de l’évolution urbaine européenne.

    Une architecture remarquable : De ses 6 ou 7 arches romaines originelles, seule une demeure visible aujourd’hui au-dessus du canal de la Robine. Les autres servent de caves aux 27 bâtiments qui constituent cette rue unique.

    Un centre commercial historique : Première artère commerçante de Narbonne depuis le XIVe siècle, le pont concentre une trentaine de boutiques dans un cadre architectural exceptionnel.

    Un projet de sauvegarde exemplaire : Face aux risques d’effondrement, un plan de sauvetage de 20-25 millions d’euros est en cours, illustrant l’engagement collectif pour préserver ce patrimoine unique.

    Informations pratiques : Réouvert aux piétons depuis décembre 2023 après des travaux d’urgence, le pont se visite librement. La meilleure vue photographique s’obtient depuis la passerelle des Barques.

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